samedi 19 mars 2016

*D'elle, mon père disait qu'elle tutoyait les étoiles....




"Après l'histoire des garages, mon père n'avait plus  besoin de se lever pour nous faire manger, alors il se mit à écrire. Tout le temps, beaucoup. Il restait assis à son grand bureau devant son papier, il écrivait, riait en écrivant, écrivait ce qui le faisait rire, remplissait sa pipe, le cendrier, la pièce de fumée, et d'encre son papier. Les seules choses qui se vidaient, c'était les tasses de café et les bouteilles de liquides mélangés. Mais la réponse des éditeurs était toujours la même : "C'est bien écrit, drôle, mais ça n'a ni queue ni tête". Pour le consoler de ces refus,  ma mère disait  : 
- A- t-on déjà vu un livre avec une queue et une tête, ça   se    saurait   !
ça nous faisait beaucoup rire. 

D'elle, mon père disait qu'elle tutoyait les étoiles, ce qui me semblait étrange car elle vouvoyait tout le monde, y compris moi. Ma mère vouvoyait également la demoiselle de Numidie, cet oiseau élégant et étonnant qui vivait dans notre appartement, et promenait en ondulant son long cou noir, ses houppettes blanches et ses yeux rouge violent, depuis que mes parents l'avaient ramenée d'un voyage je ne sais où, de leur vie d'avant.   
Nous l'appelions "Mademoiselle Superfétatoire" car elle ne servait à rien, sauf à crier très fort sans raison, faire des pyramides rondes sur le parquet, ou à venir me réveiller la nuit en tapant à la porte de ma chambre de son bec orange et vert olive. Mademoiselle était comme les histoires de mon père, elle dormait debout, avec la tête cachée sous son aile. Enfant, j'ai souvent essayé de l'imiter, mais c'était rudement compliqué. Mademoiselle adorait quand Maman lisait allongée sur le canapé et qu'elle lui caressait la tête pendant des heures. Mademoiselle adorait la lecture comme tous les oiseaux savants. Un jour, ma mère avait souhaité emmener Mademoiselle Superfétatoire en ville faire des courses ; pour cela elle lui avait confectionné une belle laisse en perle, mais Mademoiselle avait eu peur des gens et les gens avaient eu peur de Mademoiselle qui criait comme jamais. Une vieille dame à teckel lui avait même dit que c'était inhumain et dangereux de promener un oiseau en laisse sur le trottoir.
- Des poils, des plumes, quelle différence ! Mademoiselle n'a jamais mordu qui que ce soit, et je la trouve bien plus élégante que votre pâté de poil ! Venez Mademoiselle rentrons chez nous, ces individus sont vraiment trop communs et grossiers !
Elle était rentrée à l'appartement fortement remontée et, lorsqu'elle était dans cet état-là, elle allait voir mon père pour tout lui raconter dans le détail. Et comme à chaque fois, ce n'était qu'après avoir terminé qu'elle redevenait guillerette. Elle s'énervait souvent, mais jamais longtemps, la voix de mon père était pour elle un bon calmant. Le reste du temps, elle s'extasiait sur tout, trouvait follement divertissant l'avancement du monde et l'accompagnait sautillant gaiement. Elle ne me traitait ni en adulte, ni en enfant, mais plutôt comme un personnage  de roman.    Un roman qu'elle aimait beaucoup et tendrement et dans lequel elle se plongeait à tout instant. Elle ne voulait entendre parler ni de tracas, ni de tristesse. 
- Quand la réalité est banale et triste, inventez-moi une belle histoire, vous mentez si bien, ce serez dommage de nous en priver.
Alors je lui racontais ma journée imaginaire et elle tapait frénétiquement dans ses mains en gloussant : 
- Quelle journée mon enfant adoré, quelle journée, je suis bien contente pour vous, vous avez  dû bien vous amuser !
Puis, elle me couvrait de baisers. Elle me picorait disait-elle, j'aimais beaucoup me faire picorer par elle. Chaque matin,  après avoir reçu son prénom quotidien elle me confiait un de ses gants en velours fraîchement parfumé pour que toute la journée sa main puisse me guider.

"Certains traits de son visage portaient les nuances de son comportement enfantin, de belles joues pleines et des yeux verts pétillant  d'étourderie. Les barrettes nacrées et bigarrées qu'elle mettait, sans cohérence particulière, pour dompter sa chevelure léonine, lui conféraient une insolence mutine d'une étudiante attardée. Mais ses lèvres charnues, rouge carmin, retenant miraculeusement suspendues de fines cigarettes blanches, et ses longs cils, jaugeant la vie, démontraient à l'observateur qu'elle avait grandi. Ses tenues légèrement extravagantes et extrêmement élégantes, du moins quelque chose dans leur assemblage, prouvaient aux regards scrutateurs qu'elle avait vécu, qu'elle avait son âge

Ainsi écrivait mon père dans son carnet secret que j'ai lu plus tard, après. Si ça n'avait pas de queue ça avait quand même une tête, et pas n'importe laquelle".

Olivier Bourdeaut
"En attendant Bonjangles"
(Finitude).

Prix France Télévisions  2016  (roman)

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Je  vous souhaite un agréable week-end les Âmi(e)s.
Merci pour votre fidélité.

Den

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Par Den :
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