samedi 22 juillet 2017

*Fils du feu"





Forgeron, Enclume, Marteau


1

Souvent il arrivait que papa et Jacky martèlent de concert. Pas un mot, pas un cri, juste des souffles mêlés comme font les amants. De lourds coups sur l’acier, de petits sur l’enclume, en rythme cadencé, sorte de concerto pour enclume et marteaux où la basse continue n’était autre que celle de leurs respirations. Et puis ces escarbilles, toujours ces escarbilles, petites étoiles filantes que chacun d’eux apprivoisait pour qu’elles n’aillent pas, comme des baisers voraces, mordre le corps de l’autre. Et assis sur un banc ou sur un tas de ferraille, un enfant de cinq ans regarde leurs poitrails, écoute leurs silences dans cet orage d’acier et ne croit plus à rien, ni à Dieu, ni à Diable, ni à tous ces héros que déjà il pressent puisqu’il sent bien, ce gosse, qu’il arrive à la vie de parfois défaillir, ou simplement faillir, et qu’il faut certains soirs, pour supporter son poids, accepter les légendes et les mythes qu’ont inventés les hommes afin de s’endormir un petit peu plus grand et à peine moins mortel. Heureusement pour lui, foin d’Ulysse, de Titans, de dragons flamboyants et de dieux en jupette plus ou moins ridicules, il les a sous les yeux ces lares de pleine chair qui dressent des éclairs et créent des épopées avec chaque barre de fer.
  



L’odeur de la limaille, du fer chauffé à rouge, du fer chauffé à blanc, l’odeur des corps en sueur qui parfois s’effaçaient derrière la fumée blanche, l’odeur des grains d’acier en gerbes braisillantes, l’odeur même des marteaux, masses, pinces, massettes, et l’odeur de l’enclume qui les recueillait tous.
  
Papa et Jacky, ferronniers d’art ; ils maîtrisaient le feu mais ignoraient Vulcain, Prométhée et Wotan, Zeus ou Héphaïstos. Les dieux du Walhalla, d’Olympe ou de l’Iliade leur étaient inconnus. Même saint Éloi, patron des forgerons, ne les concernait pas. Ils étaient incultes, c’est-à-dire intelligents mais sans les livres capables de leur nommer, soit cette intelligence, soit cette inculture. Ils s’en moquaient, de tout cela, des trois divinités, des quatre horizons, des douze travaux d’Hercule ou des Mille et Une Nuits.

À quoi bon s’inventer des dieux de pacotille quand on en a sous la main et que l’on parvient, à coups brefs et précis, à leur donner la forme que l’on veut. Pas besoin de légende, ils se créaient la leur, façonnant dans l’acier les mots pour la chanter.


Et l’enfant de cinq ans lorsqu’il lui adviendra, plus tard, beaucoup plus tard, d’apercevoir Tarzan sautant de liane en liane en se frappant le torse à grands coups de battoir pour ne rien forger d’autre qu’un long cri ridicule, rira comme un beau diable s’il est vrai qu’il s’avère
dans l’Hadès ou ailleurs, qu’un diable puisse être beau.



2

Jacky était arrivé un jour, à la forge, sur une drôle de moto dont personne jamais n’en avait vu de semblable et dont certains prétendaient qu’il l’avait lui-même entièrement fabriquée, pièce par pièce, hormis les pneus et les deux chambres à air. Peut-être était-ce vrai, il en était capable ; peut-être n’était-ce pas vrai ; peu importe dans quelle urne repose la vérité, les dieux ont leurs mystères, les hommes ont leurs légendes, ce qui est d’importance est l’étincelle en nous qu’ils ont su allumer, cette parcelle d’irréel à laquelle on a cru ; le reste n’est que poussière qui s’en va vers la mort et que nous balayons d’un revers de la main.

Jacky était un mystère. Un mystère de chair, de sang, de muscles et de silence. Pas un de ces mystères évangéliques façon Résurrection, Annonciation ou sainte Trinité, que l’on crée pour asservir les masses et qu’élucident en quelques phrases dogmatiques pour une foule un peu rustre de quelconques hiérophantes aussi rusés que fourbes. Non, Jacky était un vrai mystère. Un taiseux taciturne au visage sans lumière. Un humain sans parole. Un grand sac de secrets. Ma première statue grecque. Mon premier grand amour.
  



Il était donc arrivé à moto par un matin d’hiver, il y avait trois années de cela. Tête et mains nues, vêtu d’un pantalon de coutil et d’un épais blouson de vieux cuir hongroyé ; il avait arrêté sa drôle de pétrolette à hauteur du petit atelier où rougeoyait la forge, s’était saisi du carton pendu après la porte sur lequel il était grossièrement écrit que l’on cherchait à embaucher un forgeron de métier, était entré dans l’atelier en grommelant un vague bonjour, avait lancé le carton dans le feu de la forge, avait rapidement jeté un œil sur le gabarit que papa, le matin même, avait dessiné au sol à l’aide d’une craie blanche, était allé dans la sacoche de sa motocyclette extraire une massette, s’était mis torse nu, avait juste noué le tablier de cuir, s’était saisi des pinces qui maintenaient l’acier dans le coke flamboyant, et sans une seule parole sur l’enclume posément s’était mis à frapper.

Trois ans s’étaient passés sans qu’il ne s’échangeât davantage de phrases, de phonèmes ou de cris, de rires ou de murmures entre papa et lui. La forge et son soufflet étaient leur seul langage. Jacky venait au matin sur sa moto sans nom, ni casqué ni botté, souvent dépoitraillé, sa gorge ne semblant craindre ni les insectes d’été, ni les morsures du froid, ni la grêle d’avril, ni les frimas d’automne. Dans une gamelle en fer qu’il extrayait toujours de son unique sacoche, il apportait son repas qu’il mangeait en hiver assis près de la forge, ou bien, l’été, dehors, près de ces barrières, balustres ou balustrades que l’on venait de forger et qui attendaient, couchées sur des tréteaux, qu’on les recouvre d’une peinture orangée les protégeant de la rouille et que l’on nomme minium.

Maman, au tout début, venait assez souvent en lui disant, bien sûr, les mots que disent les braves gens en de telles circonstances : Ne mangez pas tout seul, venez vous joindre à nous. Mais Jacky rougissait, gêné sans doute de soudain trop exister, de prendre tant d’importance. Il disait non merci, plongeait dans sa gamelle en baissant les paupières. Elle le laissa en paix.

Jacky était un solitaire. On ne savait rien, sur sa vie, sinon qu’il vivait seul avec sa mère, là-bas, dans un quartier aux frontières de la ville où l’on allait rarement. On ignorait aussi d’où il tenait ce savoir-faire qui avait fait de lui un forgeron bien meilleur que papa et bien meilleur que le maître qui enseigna papa. Car Jacky savait tout et ne se trompait jamais lorsqu’il fallait mater un fer récalcitrant, ou bien apprivoiser un matériau trop fougueux lors de ces corroyages où un acier liquide se marie à un autre en fusion.

Jacky, semblable à ma grand-mère étêtant des grenouilles, aurait pu travailler les yeux fermés ; il possédait en lui, tout comme elle, quelque chose d’inné, de bestial ; comme un cri des cavernes lorsqu’un premier orage illumina la grotte ; un cri qui se serait transmis de silex en silex, de tison en tison, de feu en feu, de foyer en foyer, de forge en forge, et qui aurait fini par échouer, ici, entre ses mains de forgeron, comme il l’était sans doute écrit de toute éternité tant il semblait évident que Jacky avait dû naître d’un ventre de fer en fusion entre deux cuisses de lave au temps des grandes fissures cambriennes tandis que les volcans projetaient dans les nues quelques myriades d’enclumes phosphorescentes.

Fils du Feu
Guy Boley
Bernard Grasset
(Lauréat 2017 du Prix Françoise Sagan)

***



Quatrième de couverture > Nés sous les feux de la forge où s’attelle leur père, ils étaient Fils du feu, donc fils de roi, destinés à briller. Mais l’un des deux frères décède précocement et laisse derrière lui des parents endeuillés et un frère orphelin. Face à la peine, chacun s’invente sa parade : si le père s’efface dans les vagues de l’ivresse, la mère choisit de faire comme si rien ne s’était passé. Et comment interdire à sa mère de dresser le couvert d’un fantôme rêvé ou de border chaque nuit un lit depuis longtemps vidé ? Pourquoi ne pas plutôt entrer dans cette danse où la gaieté renait ? Une fois devenu adulte et peintre confirmé, le narrateur, fils du feu survivant, retrouvera la paix dans les tableaux qu’il crée et raconte à présent. Ainsi nous dévoile-t-il son enfance passée dans une France qu’on croirait de légende, où les hommes forgent encore, les grands-mères dépiautent les grenouilles comme les singes les bananes, et les mères en deuil, pour effacer la mort, prétendent que leurs fils perdus continuent d’exister.
Dans une langue splendide, Guy Boley signe ainsi un premier roman stupéfiant de talent et de justesse.

Guy Boley est né en 1952, il a été maçon, ouvrier d’usine, chanteur des rues, cracheur de feu, acrobate, saltimbanque, directeur de cirque, funambule à grande hauteur, machiniste, scénariste, chauffeur de bus, garde du corps, et cascadeur avant de devenir dramaturge pour des compagnies de danses et de théâtre. Il compte à son actif une centaine de spectacles joués en Europe, au Japon, en Afrique ou aux États-Unis. Fils du feu est son premier roman.


Fils du Feu
Guy Boley
Bernard Grasset



Forgeron, Musée, Forge, Incendie, Chaud



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Par Den :
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